Pierre Duhem (1861-1916) et ses contemporains Institut Henri Poincaré, 14 Septembre 2016
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Pierre Duhem (1861-1916) et ses contemporains
Institut Henri Poincaré, 14 Septembre 2016
Amphithéâtre Hermite
organisée par Hervé Le Ferrand (Dijon) - Laurent Mazliak (Paris)Matin
9h30 Accueil-Présentation
9h45-10h30 Nicolas Wipf (Metz) « Le jeune Duhem: formation et controverses »
10h30-11h15 Antonietta Demuro - Rossana Tazzioli (Lille) « Les premières recherches en hydrodynamique à Lille »
11h30-12h15 Jean-François Stoffel (Bruxelles) « Duhem à travers sa correspondance : quelques surprises et quelques confirmations »
12h15-13h00 Claude Bardos (Paris) « Pierre Duhem et Jacques Hadamard à Bordeaux »Après-Midi
14h30-15h15 Stefano Bordoni (Bologne) « Pierre Duhem et la thermodynamique »
15h15-16h00 Anastasios Brenner (Montpellier) « Pierre Duhem épistémologue »
16h00-16h45 Cédric Chandelier (Aix-Marseille) « Pierre Duhem historien des sciences »
16h45-17h30 Discussion généralePour tout renseignement : laurent.mazliak [ at ] upmc.fr
Résumés des conférences
- Claude Bardos (laboratoire Jacques Louis Lions, Université Pierre et Marie Curie)
« Pierre Duhem et Jacques Hadamard à Bordeaux : de l’amitié à l’éclosion de la théorie moderne des équations aux dérivées partielles »
Pour cet exposé je dispose avant tout de deux éléments. D’une part une bonne connaissance de l’œuvre d’Hadamard sur les équations aux dérivées partielles et d’autre part de l’excellent livre de Mazya et Shaposhnikova également sur Hadamard. Je me propose donc de montrer comment les travaux de Paul Duhem qui se concrétisent par exemple dans le livre Hydrodynamique acoustique , élasticité , acoustique (Hermann, Paris, 1891) ont pu dans la période où ils étaient tous les deux à Bordeaux, conduire Jacques Hadamard a élaborer des concepts qui motiveront les recherches d’au moins trois générations de mathématiciens.
- Stefano Bordoni (Scuola di Farmacia, Biotecnologie e Scienze motorie, Université de Bologne)
« Pierre Duhem et la thermodynamique »
Je me concentrerai sur la thermodynamique généralisée de Duhem ou, si vous préférez, sa mécanique généralisée ou Energétique. Duhem a toujours mentionné les savants qui l’ont précédé dans la recherche d’une théorie physique générale : d’abord Rudolf Clausius, et ensuite François Massieu, Joshia Willard Gibbs, Hermann von Helmholtz, Arthur von Oettingen … Il a aussi reconnu le rôle joué par Lagrange dans le développement d’une physique qui pouvait se libérer des modèles mécaniques microscopiques. Je donc voudrais présenter Duhem comme point d’arrivée d’une tradition : je me concentrerai sur les premières étapes de Duhem thermodynamicien, sur les années qui vont de 1892 à 1896, pour retracer quelques influences et pour souligner les nouveautés.
En 1894, dans la troisième partie de son « Commentaire aux principes de la Thermodynamique » il étonna probablement les lecteurs en raison de la référence à une interprétation aristotélicienne du mot «mouvement»: non seulement le mouvement était considéré comme un processus cinématique, mais comme une transformation en général [Duhem 1894a, p. 222]. Pour sa thermodynamique généralisée, Duhem choisit une généralisation du lexique mécanique traditionnel. L’équilibre thermique d’un système physique était perturbé par des actions qui étaient la généralisation du frottement et de la viscosité mécaniques.. Les résistances généralisées lui permettaient de réinterpréter l'entropie [Duhem 1894a, pp. 223-4 and 229] et de mettre en place une nouvelle physique généralisée qui prétendait avoir l’ampleur de la philosophie naturelle d’Aristote. En 1896, dans le livre Théorie thermodynamique de la viscosité, du frottement et des faux équilibres chimiques, Duhem essaya de construire une structure mathématique aussi générale que souple, qui pourrait s'adapter aux particularités des systèmes spécifiques, et pourrait être progressivement élargie afin de rendre compte de phénomènes d'une complexité croissante.
Les équations générales contenaient aussi bien les termes d'inertie que deux termes dissipatifs. Quand il laissait tomber les termes de dissipation, une réinterprétation de la mécanique traditionnelle émergeait. Quand il laissait tomber les termes d'inertie, certaines simplifications mathématiques le conduisaient à une nouvelle mécanique des processus chimiques explosifs [Duhem 1896, pp. 128-131]. Une structure mathématique flexible pouvait inclure à la fois la science antique et moderne, la mécanique classique et une nouvelle mécanique chimique qui pouvait être considérée comme une réinterprétation de la philosophie naturelle d'Aristote [Duhem 1896, p. 205].
- Anastasios Brenner (C.R.I.S.E.S., Université Montpellier 3)
« Pierre Duhem épistémologue »
La réflexion philosophique de Duhem est suscitée par la crise qui secoue la physique au tournant du XXe siècle : la constitution d’une thermodynamique indépendante de la mécanique. Il fait remonter l’ébauche de sa doctrine à un défi : présenter la thermodynamique de façon rigoureuse et intelligible. Les concepts et les principes de cette branche de la physique se distinguent par leur généralité et leur abstraction. Duhem se donne alors pour tâche de « reprendre jusqu’en ses fondements l’analyse de la méthode par laquelle se peut développer la théorie physique ». Ses écrits philosophiques visent à fournir une explication et une justification de cette démarche. Duhem est conduit à rejeter une conception empiriste naïve ; c’est le sens de sa critique de la méthode newtonienne et de l’expérience cruciale. Les grands principes de la physique ne peuvent plus être présentés comme le résultat direct de la raison commune ou de l’expérience ordinaire. Ce sont des conventions, qui manifestent le libre choix du théoricien. Cette affirmation fait écho à la position énoncée simultanément par Poincaré au sujet des hypothèses de la géométrie. La convergence entre les deux savants ne manque pas de frapper leurs contemporains, ouvrant la voie à une doctrine épistémologique originale.
Il ne s’agit pas d’être conduit au scepticisme, et l’œuvre duhémienne se déploie comme une tentative d’élucidation : l’intégration de la théorie et de l’expérience, l’évolution des concepts ainsi que le concours de valeurs rationnelles enclenchent un mouvement lent et subreptice mais indéniable. Selon Duhem la représentation que procure la théorie aboutit à une organisation des lois, à une classification. Au cours du temps, les classifications sont améliorées ; elles deviennent de plus en plus naturelles. Les exigences d’exactitude, de cohérence et de puissance prédictive fournissent une justification rationnelle du choix du scientifique.
- Cédric Chandelier (C.E.P.E.R.C., Université d'Aix-Marseille)
« Pierre Duhem historien des sciences »
Les théories physiques évoluent, d’après Pierre Duhem, vers une forme parfaite qu’elles n’atteindront jamais. C’est dans cette tension vers une « classification naturelle » que réside ce qui distingue l’épistémologie duhémienne du conventionnalisme. Duhem, pas plus que Poincaré, ne renonce au nom de la liberté à la valeur ontologique du savoir positif, et l’histoire joue un rôle crucial dans la reconnaissance, au cœur de la science, d’une aspiration qui la dépasse. Qu’aucune théorie ne puisse être infirmée par l’expérience ne la rend pas arbitraire vis-à-vis des faits empiriques : le but du physicien selon Duhem est la représentation ordonnée des lois expérimentales ; et la recherche scientifique de l’harmonie de ces lois trouve sa source dans une croyance de métaphysicien. En dépit du mur indépassable que l’épistémologue place entre la méthode positive et l’affirmation métaphysique, l’historien des sciences prend acte de cette affirmation, par laquelle le savant transgresse l’infranchissable. Et si Duhem s’en tient explicitement au schisme de l’âme entre corps et conscience, la liberté qu’il prend vis-à-vis de sa propre doctrine permet de mesurer l’erreur qu’il y a à réduire la physique du croyant au dogme catholique. L’histoire des sciences, chez Duhem, ne peut être cloisonnée de l’histoire des cosmologies : la « preuve par analogie », qui fait du mouvement de la physique théorique une métaphore de celui de la foi, n’a certes pas la valeur contraignante d’une démonstration logique, mais de même que l’expérience peut conduire sans nécessité à la préférence d’une théorie plus globale, rien n’empêche de franchir l’indémontrable en transgressant allégoriquement le sens positif de l’histoire. C’est ce que Duhem fait lui-même en trouvant dans la thermodynamique une image de la cosmologie péripatéticienne.
- Antonietta Demuro, Rossana Tazzioli (Laboratoire Painlevé, Université Lille 1)
« Les premières recherches en hydrodynamique à Lille»
Pierre Duhem a passé à Lille les premières années de sa carrière académique, de 1887 à 1893. Les sujets de ses cours donnés à l'Université de Lille concernent l'hydrodynamique, l'électricité, le magnétisme, la thermodynamiuque, et l'optique. Le but de notre exposé est de contextualiser les premières recherches de Duhem en hydrodynamiques pas seulement au point de vue scientifique et institutionnel, mais aussi par rapport à ses enseignements, à l'intéraction avec ses collègues et à son engagement vis à vis des élèves.
- Jean-François Stoffel (Bruxelles)
« Duhem à travers sa correspondance : quelques surprises et quelques confirmations »
Le Fonds Pierre Duhem de l’Institut de France conserve la correspondance, essentiellement passive, professionnelle (2.961 lettres échangées avec 542 correspondants de 17 nationalités différentes) et personnelle (1.049 lettres adressées à sa fille Hélène) de notre savant. Cette mine d’informations permet de préciser sa biographie intellectuelle (par ex. les raisons de son maintien loin de la capitale) et de reconstituer son véritable réseau de relations, souvent éloigné de celui qu’on pouvait imaginer. Il apparaît en effet que certains auteurs, dont le nom n’apparaît que très occasionnellement sous la plume de notre penseur, voire pas du tout (par ex. M. Blondel, B. Lacome ou P. Mansion), ont, en fait, particulièrement stimulé sa pensée, quand d’autres, qui paraissaient sembler intellectuellement proches de lui (par ex. J. Bulliot, le destinataire d’une célèbre lettre encore souvent rééditée), ne le sont guère et attirent, de sa part, un jugement pour le moins sévère. C’est dire si les informations contenues dans cette correspondance, bien que disparates et souvent difficiles à exploiter, sont en fait irremplaçables.
- Nicolas Wipf (Lycée Fabert, Metz)
« Le jeune Duhem: formation et controverses »
En suivant le parcours du jeune Duhem, des bancs du collège à son entrée à l’Université, nous verrons apparaître les prémisses de l’œuvre d’un physicien doué et ambitieux, d’un épistémologue ancré dans ses convictions et d’un homme au caractère parfois ombrageux.
Duhem intègre le Collège Stanislas en 1872, un établissement au sein duquel il retrouve les valeurs catholiques et conservatrices inculquées par ses parents. Excellent élève, il s’initie très tôt aux sciences physiques grâce à son professeur Jules Moutier : « c’est ce maître qui fit germer en nous l’admiration pour la théorie physique et le désir de contribuer à son progrès ». La lecture de travaux récents publiés par Gibbs et Helmholtz l’oriente alors rapidement vers son futur programme de recherche : l’élaboration d’une thermodynamique générale.
Premier de promotion à l’Ecole Normale Supérieure (1882 – 1887), il présente dès 1884 sa propre théorie du « potentiel thermodynamique » comme thèse de physique mathématique. La commission chargée d’évaluer ce travail considère toutefois que celui-ci n’est « pas de nature à être soutenu comme thèse devant la Faculté des Sciences de Paris ». Ce refus s’explique-t-il simplement par le manque d’expérience de l’impétueux normalien ? Ne serait-ce pas plutôt lié au fait que Duhem y critique vivement la théorie défendue par Berthelot, figure influente de la chimie française et homme politique de premier ordre durant la Troisième République ?
Nommé à l’Université de Lille en 1887, Duhem espère que cette affectation précède un retour rapide à Paris… Mais il passera finalement l’ensemble de sa carrière universitaire en province (après un départ rocambolesque de Lille en 1893 et un court passage à Rennes, il finira sa carrière à Bordeaux). Selon lui, les « potentats » de la communauté scientifique, Berthelot en tête, ont tout fait pour « lui barre[r] la route de Paris ».
- Claude Bardos (laboratoire Jacques Louis Lions, Université Pierre et Marie Curie)